Soutien de la première heure de Bachar El-Assad, cette journaliste célèbre en Syrie a dû quitter le pays précipitamment après avoir désavoué publiquement le régime. Elle a trouvé refuge en France mais vit toujours en sursis.
Ola Abbas habite à Paris. Mais son cœur est en Syrie. Cette opposante au régime de Bachar El-Assad, en France depuis neuf mois, nous a donné rendez-vous dans un café du 15ème arrondissement. Assise en terrasse avec un ami, elle nous attend en fumant. Si son français est impeccable – elle a étudié cette langue à l’université -elle préfère quand même que quelqu’un soit là pour traduire. Juste au cas où. Cette brune aux grands yeux noirs magnétiques tient à être comprise. Sa peur? Que l’on interprète mal ses propos ou, pire encore, que l’on trahisse sa pensée, son histoire et son passé. C’est déjà arrivé une fois. Avec un grand magazine et une journaliste aguerrie qui posait des “questions bizarres”. Elle voulait savoir si Ola Abbas était une star dans son pays, une sorte de Claire Chazal ou d’ Anne Sinclair syrienne. Mais Ola Abbas n’est rien de tout ça. Comment pourrait-elle l’être? Même si elle l’avait voulu, elle ne serait jamais devenue une “star”, dans un régime où les seules et uniques vedettes sont les redoutables El-Assad.
Une ex-privilégiée
Avant même de commencer l’entretien, Ola Abbas raconte ce qu’elle vient de voir sur Al-Jazeera. Un massacre d’enfants. Encore et toujours ces tueries qui la hantent. Ola Abbas parle beaucoup, mais jamais en vain. Cigarette après cigarette, elle évoque pêle-mêle la dictature, les crimes du régime et l’aveuglement d’une partie de la population. Parfois, la prudente s’interrompt et se tourne vers son ami pour être certaine d’avoir bien compris la question ou pour s’assurer qu’elle est suffisamment claire avec son interlocuteur. Si elle s’est livrée dans Exilée (Michel Lafon) en mars dernier, elle ne discute pas pour autant volontiers avec les journalistes. La faute peut-être aux critiques déjà parues. “Pourquoi les journalistes français ne lisent-ils pas les livres?”, interroge-t-elle. Et d’apostropher, pour se tranquilliser: “Vous, vous l’avez lu, n’est-ce pas?”. Et puis, à plusieurs reprises, elle s’enquiert: “Vous avez aimé le livre? Ce n’était pas trop long?”.
Une fois la méfiance passée, Ola Abbas parle sans filet. Émanent d’elle la franchise et la fraîcheur de ceux qu’on a contraints au silence trop longtemps. Son histoire est peu commune. La jeune femme n’a jamais été une militante politique. Loin de là. Journaliste télé et radio, elle a longtemps fait partie de la classe privilégiée de Damas, jouissant ainsi d’une indépendance et d’un confort matériel exceptionnels, surtout pour une femme. En Syrie, ces dernières n’ont pas l’autorisation de sortir en boîte sans un homme -mari ou membre de leur famille- et ne peuvent recevoir un invité seules chez elles, sans laisser la porte de leur maison ouverte. Un gage de “relations respectueuses”…
“Le piston signifie le pouvoir, et le pouvoir, la force. Les gens sollicitaient mon aide pour de petits services que je rendais volontiers quand je le pouvais”
A l’époque, sa vie est réglée au millimètre près: une belle propriété, un mariage religieux -en Syrie, les relations hors-mariage sont interdites- et l’espoir de faire un enfant qui, finalement, ne viendra jamais. Lorsqu’elle réserve une table au restaurant, on lui sert du “Madame la présentatrice”. C’est dire si son statut social compte. Dans son livre, elle précise d’ailleurs que “présentatrice, ça veut dire piston et que le piston signifie le pouvoir, et le pouvoir, la force. Les gens sollicitaient mon aide pour de petits services que je rendais volontiers quand je le pouvais”.
Un sentiment d’étouffement
Pourtant, lorsqu’elle évoque aujourd’hui sa vie passée, la première chose qui lui vient à l’esprit, c’est un sentiment d’étouffement. Cette sensation entêtante de ne pas pouvoir “être libre” dans une société conservatrice et soumise à cette dictature, qui, tout au long de la révolution, a renforcé son emprise sur ses citoyens. Cette fille d’intellectuels dit avoir toujours “eu les clés” pour penser par elle-même. “C’est peut-être pour cette raison que je n’étais pas heureuse, avance-t-elle aujourd’hui. Peut-être aurait-il été préférable que je sois ignorante.” De son père marxiste, mort jeune, elle conserve peu de souvenirs. Quant à sa mère poétesse et enseignante, elle lui voue respect et admiration. Mais, depuis qu’elle a fui la Syrie, Ola Abbas ne lui donne plus de nouvelles. Pour la protéger bien sûr, mais aussi parce qu’elle sait que sa mère désapprouve son choix. “Ma mère est parfaite, sauf pour son soutien à Bachar”, précise-t-elle. Ola Abbas est alaouite, minorité religieuse en Syrie à laquelle appartiennent aussi les El-Assad. Si elle déteste évoquer son appartenance religieuse, elle s’y résigne dans le but de faire passer un message: elle fait quand même partie des opposants au régime. Et ça, en Syrie, ce n’est pas rien.
Lasse des compromis qu’elle fait constamment avec elle-même, Ola Abbas publie un texte sur Facebook et signe ainsi son arrêt de mort.
Dans son livre, Ola Abbas tente de décrire la “schizophrénie” d’une partie de la société syrienne depuis le début de la révolution. Finalement, ce sont ses propres contradictions qu’elle expose. Le jour, Ola Abbas est une journaliste du régime qui diffuse la propagande. Le soir, elle rejoint les opposants, regarde les vidéos postées sur les réseaux sociaux et suit inlassablement Al-Jazeera. A l’époque, elle achète compulsivement et multiplie les séances de chirurgie esthétique, cherchant à endormir son esprit à coup d’anesthésies. Elle tente ainsi d’échapper à sa vie quotidienne et aux mensonges qu’elle débite chaque jour à l’antenne. Toujours pour ne pas penser, dans un pays où il est interdit d’exprimer une opinion différente et où les services secrets font régner la terreur. Elle tient un an, jusqu’à ce soir du 11 juillet 2012. Lasse des compromis qu’elle fait constamment avec elle-même, Ola Abbas publie un texte sur Facebook et signe ainsi son arrêt de mort. Elle y dénonce les exactions et les mensonges du régime. Moins de cinq minutes s’écoulent avant qu’elle ne reçoive un appel de menaces. Ola Abbas dispose de deux heures pour tout abandonner: ses biens, sa famille et son mari. Elle s’envole pour Paris. “Je ne pouvais plus respirer dans cette société. La Syrie paraît libre mais elle ne l’est pas”, lâche-t-elle.
Désormais, tout est à reconstruire: sa vie sociale, amoureuse et professionnelle. Ola Abbas assure ne pas être “une héroïne” car, elle insiste, “les vrais héros sont en Syrie”. Pourtant, elle ne manque ni de courage, ni de force. Aujourd’hui, elle a tout perdu au prix de sa liberté et d’une conscience en paix. Ici, elle espère obtenir le statut de réfugiée politique. Difficile, pour celle qui a tant rêvé cette France des droits de l’homme, d’en comprendre les méandres de l’administration. De toute façon, Ola Abbas n’abandonne pas l’idée de repartir un jour dans son pays.
Charlotte Lazimi
- exclude-home
- société-cheek